Conscientisation des jeunes à la violence par le biais du jeu de société « Les Choix de Raphaëlle »

Gabrielle Trépagnier-Jobin 🇨🇦

Le projet de recherche « Conscientisation des jeunes à la violence par le biais du jeu de société. Les choix de Raphaëlle » part de l’idée que le jeu a le potentiel de stimuler le développement d’une conscience critique chez des personnes en situation d’oppression et de les outiller dans le but de faciliter la mise en œuvre de processus communautaires ayant pour objectif un changement social.
Démarrage
Janvier 2023
Porteur du projet
Gabrielle Trépanier-Jobin, Professeur en études du jeu à l’Ecole des médias de l’université du Québec, Canada.
Equipe
Maude Bonenfant, professeure titulaire au Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), docteure en études sémiotiques et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les données massives et les communautés de joueurs.

Simon Delorme, docteur en psychologie de l’éducation et en neuropsychologie, ainsi que chercheur postdoctorant en études du jeu vidéo au département de communication de l’UQAM et au groupe de recherche Homo Ludens.

Alexane Couturier est doctorante en études sémiotiques (UQAM), chercheuse au sein du groupe Homo Ludens.
Organismes de recherche
Université du Québec (Ecole des médias)

Les jeux qui encouragent un changement social occupent une place grandissante dans le paysage vidéoludique (Beyond Blue, 2020; Bury My Love, 2017; Eco Creatures: Save the Forest, 2008; Harmony Square, 2020; Orwell: Keeping an Eye On You, 2016; PeaceMaker, 2007; Plague Inc: The Cure, 2020; etc.). Les jeux de société n’échappent pas à cette tendance (Catan: Global Warming, 2020; DiscrimiNation, 2015; Les Mille pas, 2022; Moi, c’est madame, 2020; Power Grid, 2004; etc.). Certains éléments inhérents au jeu numérique (Defossez, 2021; Dyer-Witherford et De Peuter, 2009; Katsarov, 2019) et au jeu de société (Alschuler, 1985; Smith, 1972) leur confèrent d’ailleurs le potentiel d’être employés à cette fin.

Souvent regroupés sous la bannière des jeux sérieux, persuasifs ou expressifs (Bogost, 2007; Trépanier-Jobin, 2016), la majorité des jeux à visée sociale suscitent des effets de sensibilisation, c’est-à-dire qu’ils rendent les joueur.se.s perceptif.ve.s et sensibles à un problème pour lequel il.elle.s avaient peu d’intérêt auparavant. Beaucoup plus rares sont les jeux qui génèrent des effets de conscientisation. Tel que défini par le sociologue Paulo Freire dans ses travaux sur l’alphabétisation des populations analphabètes du Brésil, la conscientisation est une force motrice qui invite à l’« action-réflexion », c’est-à-dire qui motive les personnes opprimées par une situation à, d’une part, se questionner sur leur rapport à cette réalité et sur leur capacité à la transformer et, d’autre part, à poser des gestes concrets en vue d’opérer des changements en lien avec cette réalité (Ampleman et al., 2012; Freire et al., 1971).

Si l’on se fie à cette description, les jeux à conscientisation seraient en mesure, grâce à leurs éléments ludiques, narratifs et esthétiques, de stimuler le développement d’une conscience critique chez des personnes en situation d’oppression et de les outiller dans le but de faciliter la mise en œuvre de processus communautaires ayant pour objectif un changement social. À partir des travaux de Freire (1970; 1974) sur la conscientisation, mais aussi de Smith (1972), Alschuler (2019), Mendels (2019) et de van der Lubbe et al. (2021), notre équipe a identifié dix critères pouvant servir à les caractériser. 

  • – L’accompagnement : le jeu doit tenir le rôle d’agent facilitateur durant l’expérience ludique et modérer les échanges entre les joueur.se.s. 
  • – La politisation : le jeu doit viser à créer un changement systémique pour plus de justice sociale et environnementale. 
  • – L’adresse : le jeu doit s’adresser à une population vivant une oppression systémique, même si elle n’en est pas initialement consciente. 
  • – La sensibilisation : le jeu doit aider à nommer les problèmes sociaux vécus par les joueur.se.s par transfert d’information. 
  • – La causalité : le jeu doit permettre de comprendre les causes et conséquences du système oppressant et de différencier ce qui est immuable de ce qui est modifiable. 
  • – La perspective : le jeu doit offrir une vue de l’enjeu social qui soit différente de celle accessible quotidiennement aux joueur.se.s. 
  • – La coopération : le jeu doit représenter un espace de discussion et délibération pour affiner les capacités de chacun à travailler en groupe. 
  • – L’encapacitation : le jeu doit induire la volonté de changement chez les joueur.se.s en leur faisant réaliser qu’il.elle.s peuvent modifier leur situation et changer le cours de l’histoire. 
  • – La communauté : le jeu doit générer un sentiment de communauté. Il ne peut être joué en solo car un changement systémique ne peut s’effectuer à l’échelle individuelle. 
  • – Enfin, l’outillage : le jeu doit permettre aux joueur.se.s de créer leurs propres solutions afin d’effectuer les changements systémiques dans leur quotidien.

Dans le cadre de nos recherches, nous n’avons trouvé qu’une poignée de jeux correspondant à tous ces critères, dont le jeu de société « Les choix de Raphaëlle ». Développé en 2021 par le studio montréalais de jeux de société Locomuse à la demande de la maison d’aide et d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale et leurs enfants « L’auberge de l’amitié », ce jeu de société coopératif a pour objectif d’informer et d’outiller les jeunes du primaire et du secondaire face à la violence pour qu’ils puissent faire des choix plus éclairés lorsqu’ils se retrouvent dans ce genre de situations. Les jeunes joueur.se.s sont encouragé.e.s à se mettre dans la peau du personnage de Raphaëlle qui fait constamment face à des dilemmes et dont les décisions entraînent des conséquences plus ou moins heureuses. Les joueur.se.s doivent prendre les décisions ensemble après avoir discuté et sont appelé.e.s, au final, à mieux comprendre quelles attitudes il.elle.s adoptent en prenant ces décisions.


La série de critères que nous avons établie pour qualifier un jeu à conscientisation peut, à notre avis, s’appliquer autant au jeu en tant qu’objet qu’au contexte de design de jeu. En effet, la création de jeux par un groupe de personnes opprimées peut, en elle-même, représenter un espace de conscientisation analogue à ce que Case et Hunter (2012) appelle un « contre-espace » (counterspace) dans lequel un collectif d’individus défie l’oppression systémique en créant un jeu qui s’adresse à d’autres personnes vivant le même genre d’oppression.

Objectifs de la recherche

Partant de l’idée que le jeu, par son « faire agir », a un potentiel accru de conscientisation par rapport aux autres médias, nous nous demandons quels procédés ludiques, narratifs et esthétiques sont amenés à produire des effets de conscientisation et dans quelles conditions le potentiel de conscientisation d’un jeu a plus de chance de s’actualiser. 

Dans le cadre de notre étude de terrain menée auprès de jeunes filles affiliées à l’organisme « Les Scientifines » basé à Montréal (Québec, Canada), nous chercherons plus précisément à comprendre comment le jeu de société « Les choix de Raphaëlle » peut servir d’espace de conscientisation à la violence, non seulement dans le cadre d’une partie, mais aussi dans le cadre d’une activité de création.

Porteuse du projet

Professeure en études du jeu à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal et codirectrice du groupe de recherche Homo Ludens,  Gabrielle Trépanier-Jobin a consacré sa thèse de doctorat sur la possibilité d’utiliser les parodies comme moyen ludique de dénaturaliser les stéréotypes de genre, d’éveiller les consciences et d’autonomiser les gens. Durant un stage postdoctoral au MIT Comparative Media Studies | Writing, elle a poursuivi son travail sur la parodie de genre dans le domaine des études sur les jeux. Elle mène actuellement des recherches financées sur l’immersion des joueurs, sur la diversité et l’inclusion dans l’industrie du jeu, ainsi que sur la sensibilisation à l’écologie et à la société par le biais des jeux.

Ce projet est soutenu par la Fondation Libellud et Game in Lab.

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